Les sentiers rouges: Le Messie des îles
de Mikelson Toussaint-Fils
Chapitre I
Le chariot, malgré son
allure pitoyable, effraya une poule qui picorait au bord de la route. Son
impatient cocher fit claquer brutalement son fouet à plusieurs reprises sur la
croupe des deux chevaux poussifs qui finirent par accélérer.
- Maudites bêtes !
maugréa-t-il. Sans le fouet, elles ne comprennent rien.
Jeannette, l’esclave
assise à côté de l’acariâtre conducteur, ferma violemment les yeux au moment où
ces coups pleuvaient. Tout comme elle, ces chevaux étaient des biens qu’on
pouvait fouetter, vendre, tuer. Elle-même, elle venait d’être vendue. Ce
marchand d’esclaves, dont elle ignorait même le nom, la conduisait à sa nouvelle
demeure.
Suite à
l’obtention d’un poste très enviable à Paris, l’ancien maître de la jeune fille,
le comte d’Ambert, percepteur général de l’intendant de Saint-Domingue, se
débarrassa pour trois fois rien de tous ses biens devenus superflus et
s’embarqua dans le premier bateau en partance pour la France.
Des larmes
ruisselaient sur les joues saillantes de l’esclave. Elle pleurait à cause de ce
matin, où sa destination et les visages des hommes qu’elle allait servir lui
étaient inconnus. Elle pleurait aussi à cause de cet autre matin. Celui qui
avait fait d’elle une esclave. Capturée, après ce matin-là, elle n’a jamais revu
son village, son père, sa mère, son amie Yaya et son fiancé Coffi. Personne ne
l’a jamais plus appelée Makandal, le nom mystique que lui avait donné son
grand-père. Durant la traversée, son espoir de survivre s’amoindrissait à chaque
fois que les Blancs venaient retirer des chaînes, pour le jeter à la mer, le
cadavre d’un homme ou d’une femme plus fort ou plus âgé qu’elle, qui n’avait pas
pu résister à la chaleur, à la soif et à l’angoisse qui régnaient dans les cales
du négrier. Pourtant, elle a survécu. Elle qui était si petite. Ses seins
n’étaient pas encore plus gros que la moitié d’une orange. Elle ne s’était pas
laissé emporter par la mort, non pas pour connaître la servitude, ni même pour
savoir où elle allait, mais pour satisfaire un sentiment envahisseur jusque-là
inconnu dans son enfance. Coffi, un gamin du village parmi les autres, est
devenu soudain un homme admirable à ses yeux. Il était devenu plus fort, plus
beau que tous les autres guerriers. Elle pensait même qu’il était plus sage que
tous les anciens du village. Il est devenu son fiancé après que l’homme auquel
elle était promise eut trouvé la mort suite à sa maladie. Si les dieux pouvaient
sacrifier la vie d’un homme pour qu’elle puisse s’unir avec Coffi, ils étaient
encore plus capables de détourner la trajectoire d’un navire. Ainsi, au beau
milieu des tourments et des gémissements de malheureux enchaînés, des espérances
rebelles animées par l’amour repoussaient les charmes d’un sommeil trompeur.
Le chariot
s’arrêta. Jeannette sursauta affreusement lorsque du coin de l’œil, elle vit
l’homme porter la main sur son fusil. Celui-ci sauta par terre, cracha, puis se
dirigea vers l’accotement de la route. Sa mine bourrue ne laissait nullement
soupçonner les bonnes affaires qu’il réalisait grâce aux esclaves du comte
d’Ambert.
Tandis
qu’il se soulageait la vessie, il gardait toujours la tête tournée vers son
infortunée passagère, son pouce caressant légèrement le chien de son tromblon.
Les modestes rayons
rougeâtres du soleil balayaient à peine les plantations de la Plaine du Nord, en
ce matin d’août 1732. Les cris persistants des oiseaux contrastaient quelque peu
avec le vol fragile des papillons, visiteurs hésitants et passagers des
hibiscus.
Du champ
de canne à sucre avoisinant, s’échappait une rumeur aussi faible que le vent qui
l’apportait. C’était un chant africain entonné en chœur par des esclaves au
travail. Ces syllabes indistinctes, ce bourdonnement plus ou moins rythmé,
laissaient deviner facilement leur amertume et leur impatience. Jeannette, qui
depuis son arrivée dans la colonie, n’ayant eu pour maître qu’un haut
fonctionnaire habitant dans la capitale, le Cap-Français, n’avait jamais connu
la vie dans les plantations. Une vie qu’elle n’appréhendait qu’à travers les
multiples témoignages poignants de ceux qui ont connu les commandeurs, les
fouets, la torture et les mutilations. Entre les murs, l’esclave était au
service des caprices de son maître ; dans les champs, il était une part
intrinsèque de cette grande mécanique qui justifiait sa présence dans la
colonie. Toute velléité de sa part soupçonnée d’entraver le bon fonctionnement
de la machine était réprimée sans la moindre indulgence. Aux yeux du maître ni
la soif, ni la faim, ni le sommeil, ni l’excès de travail ne pouvait excuser sa
lassitude, sa maladresse, sa pause inopinée. Jeannette savait que les ateliers
et les champs étaient dans une large mesure réservés aux hommes ; les tâches
domestiques étaient pour les femmes. Cependant, quelle importance cela
pouvait-il avoir ? La maison d’un planteur serait toujours remplie du malheur de
ses frères. Le vent serait toujours là pour y apporter un chant triste, un
claquement de fouet, le récit d’un esclave mutilé ou tué.
L’homme,
son fusil en bandoulière, regagna le véhicule.
L’attelage
s’ébranla.
La
succession des multiples craquements des roues sur la route caillouteuse étouffa
définitivement le chant des esclaves que la distance rendait déjà fragile. Du
dos de la main, Jeannette essuya ses larmes persistantes. Ce geste furtif
n’évita point le regard sinistre du marchand d’esclaves. Pour lui la jeune fille
n’était qu’un excédent d’écus qui valait beaucoup moins que le plaisir
qu’assurerait le massacre d’une négresse en rébellion ou en fuite.
Pour
Jeannette, ce regard, comme tous les autres qui l’ont précédé, était un poignard
dressé contre elle par une main impatiente. Elle se cramponna à son sac pour
atténuer son tremblement soudain. Elle redoutait les Blancs et celui-là plus que tous les autres. A
plusieurs reprises, il l’a déjà frappée. Sa brutalité n’épargnait ni
l’insoumission des esclaves, ni leur bonne volonté. Cette attitude était déconcertante pour elle, n’ayant jamais vu le comte
frapper ses esclaves. Certes, des invectives corrigeaient constamment la moindre
étourderie incompatible à la rigueur et à la minutie du percepteur sexagénaire,
toutefois ce maître savait apprécier une bonne action. En certaines occasions,
il laissait échapper un sourire ou un remerciement qui, reçu par l’esclave,
valait de l’or.
Après son
départ du Cap-Français une heure auparavant, la charrette quitta la voie
principale pour s’engager dans un sentier qui la menait à un vaste domaine que
dominait une impressionnante et coquette maison, visiblement fraîchement bâtie.
La pancarte à l’entrée annonçait : « Habitation Baudelaire ». Si les hibiscus et
les orchidées jouaient sur l’attirance, les austères et majestueux manguiers,
cocotiers, abricotiers qui peuplaient la cour principale semblaient protéger ce
palais du siège apparent du champ de canne à sucre qui les encerclait en quelque
sorte et que rendait agité une légère brise. Ce champ s’étendait à perte de vue
sur toute la propriété et semblait n’accepter que l’empire des cimes des
lointains manguiers et de deux étuves.
Un vieil
esclave boiteux vint accueillir les étrangers et les conduisit jusqu’au seuil de
la maison, où une autre esclave, bien en chair, prit le relais. Invité à
pénétrer dans le salon richement meublé et décoré, le marchand d’esclaves se
jeta dans un fauteuil, tandis que Jeannette, tête baissée, restait debout, son sac à la main.
Quelques
minutes plus tard, un craquement fit tourner la tête du marchand. La maîtresse,
Jacqueline Fontages Baudelaire, descendait l’escalier. Ses pas étaient quasi
solennels. Le port de sa tête, royal.
- Bonjour
m’dame, fit l’homme qui s’était mis
debout lorsqu’elle atteignit la dernière marche.
La jeune
femme trentenaire, comme absorbée par la vue de son éventuelle esclave, ne
répondit que par une imperceptible inclination de tête. Elle se dirigea vers
l’esclave toujours avec cette démarche imposante. Il était facile de croire
qu’elle avait cette allure supérieure depuis ses premiers pas de bébé, que
c’était un legs naturel de sang noble. Pourtant, ses manières étaient moins
affectées et moins fières lors de son débarquement à Saint-Domingue douze ans
auparavant, accompagnée de son mari, avec dans les poches à peine de quoi
subvenir à leurs besoins. Le jeune couple était
pauvre, et de surcroît peu éduqué.
Ce n’est que tout récemment, pour être plus éloquente dans ses
tête-à-tête avec ses nouvelles amies plus cultivées, que madame Baudelaire
s’était avidement jetée sur l’histoire, la philosophie et les belles-lettres. Du
moins, elle était assez jolie. Trop jolie même pour s’être attachée si jeune à
un homme aussi miséreux qui avait subitement mis fin à ses délicieuses rêveries
que remplissaient les gentilshommes et les princes.
Elle fit
lentement le tour de l’esclave tenant en retrait le bout de sa robe blanche
comme pour l’épargner d’un épouvantable contact. Son regard scrutateur ne
négligeait aucune parcelle de la surface visible de la jeune fille. La moindre
petite cicatrice, la moindre nuance de la peau suffisait pour immobiliser ses
yeux gris.
- Lève la
tête, ordonna-t-elle du ton impérieux qui accompagnait admirablement toute la
prééminence qu’autant l’esclave et le marchand subissaient silencieusement.
Jeannette
obéit.
C’était un
visage apeuré, timide et soumis qui fit face à un autre plus imperturbable,
conquérant et dominateur. Si l’un s’était laissé transformer par la formidable
richesse accumulée durant une décennie, l’autre ne gardait aucune marque de
colère et de révolte qu’auraient imprimée sept années d’esclavage.
- Elle est
bien jeune, fit remarquer madame Baudelaire en s’adressant au commerçant qui
était resté debout. Mon messager ne t’avait-il pas précisé que je désirais une
esclave âgée et adroite ? Je ne veux pas de petites sottes dans ma maison.
- Elle
n’est pas aussi jeune que vous le croyiez. Elle a bien vingt ans. De plus, elle
servait chez le percepteur général.
- Pourquoi
s’en est-il débarrassé. Je ne veux pas non plus ce que les autres rejettent.
- Le comte
ne s’en est pas débarrassé. Il a plutôt laissé la colonie après avoir reçu une
lettre signée du Cardinal de Fleury lui-même.
Le
marchand produisit un petit ricanement qui mit en relief ses dents pourries et
son visage osseux. Il pétillait de fierté parce qu’il se voyait beaucoup mieux
informé que cette pompeuse dame qui ignorait la nouvelle la plus répandue en ce
moment dans la capitale.
Bien que
réjouie par cette nouvelle, car le vieux percepteur était la terreur des
propriétaires fonciers de Saint-Domingue, Jacqueline ne put s’empêcher
d’attarder son regard dédaigneux sur ce manant soudainement hilare. Le
brocanteur d’esclaves manquait de dimension à son goût. Oubliant ses propres
origines modestes, elle voyait dans ces rustres un pont dangereux entre les
esclaves et les Blancs. A travers eux, les Noirs pouvaient trop se sentir assez
proche des Blancs. Ils personnifiaient ce que sa race offrait de pire et
rejoignaient ainsi ce que l’esclave pouvait avoir de meilleur. Ce point de
jonction la répugnait par moments.
Elle se
retourna vers la jeune fille qui avait la tête baissée à nouveau mais qui la
redressa aussitôt pour éviter une réprimande.
Elle fut
contrainte d’ouvrir la bouche, de montrer ses mains puis de retirer son
mouchoir. Excédé par la lenteur et la minutie de tous ces examens, le marchand
avait fini par épuiser le peu de patience qu’il pouvait avoir. Enfoncé, dans un
fauteuil, il s’était revêtu de sa mine renfrognée et assistait désarmé à cette
lassante scène pourtant habituelle dans son métier.
- Sais-tu
cuisiner ? interrogea la maîtresse.
- Oui,
madame, répondit l’esclave d’une voix traînante et bizarrement accentuée.
- Sais-tu
laver proprement le linge ?
- Oui,
madame.
- Tu as la
langue un peu lourde. Tu n’es pas née dans la colonie ?
- Non,
madame.
Un regard
accusateur se dirigea aussitôt vers le commerçant.
-
Monsieur, vous m’apportez là une sauvageonne. N’avais-je pas fait savoir que je
désirais une esclave créole ?
L’accusé
bondit de son siège.
- Ce n’est
qu’une sale menteuse.
Il saisit
violemment le bras de la jeune fille qui se contorsionna en poussant une faible
plainte sous la douleur aiguë causée par les doigts qui tentaient littéralement
de perforer ses muscles.
- Elle est
née aux Gonaïves comme le disent ses papiers, vociféra l’homme qui secouait et
pressait de plus belle le docile bras.
Les
plaintes de Jeannette firent place à des pleurs.
- Une
menteuse ne vaut pas mieux qu’une sauvageonne, indiqua madame Baudelaire.
Le
destinataire de cette remarque allait répondre, mais la dame fit volte-face et
appela :
-
Carmène !
Presqu’aussitôt, le rideau bleu près de l’escalier s’écarta. La plantureuse
esclave quarantenaire, les mains jointes devant son ample tunique blanche,
s’empressa de faire face à sa maîtresse. Pourtant, sa diligence ne l’empêcha pas
de jeter furtivement un regard compatissant envers les larmes de l’autre.
- Dis à
Marie-Louise d’apporter du café pour le monsieur. Ensuite, va me chercher
Jérôme.
- Oui,
madame.
Carmène
disparut derrière le rideau aussi vite qu’elle était apparue. Jacqueline monta
l’escalier laissant l’esclave debout en pleurs et le marchand ruminant les mots
et les bouts de phrase qu’il aurait aimé écraser au visage de la tigresse.
Le café
servi n’était plus fumant lorsqu’un adolescent poussa la porte d’entrée suivi de
Carmène, trempée et essoufflée, qui se ventait avec sa courte et épaisse main. A
la recherche du fugace Jérôme, elle avait couru ça et là, redoutant affreusement
de ne pas le dénicher. Le marchand reconnut l’insolent jeune homme qui était
venu négocier chez lui l’achat de l’esclave.
- Bonjour
monsieur, fit le blondinet, arborant à gauche de sa ceinture un couteau à manche
dorée qui balançait dans son étui.
- Bonjour,
répondit sèchement le marchand.
Ce dernier
prit une gorgée de la tasse qu’il tenait tout en suivant d’un regard dédaigneux
le gamin qui montait quatre à quatre l’escalier. Carmène disparut derrière son
rideau. Quant à Jeannette, elle restait debout, tête baissée se défendant contre
un picotement dans les yeux et contre une crampe dans les jambes.
Cinq
minutes plus tard, Jérôme dévalait bruyamment l’escalier.
- Le
chariot que je vois dehors vous appartient-il, monsieur ?
- Bien
sûr ! fit l’homme en se levant.
- Je vais
vous conduire au dépôt où vous aurez votre sucre.
- Ce n’est
pas trop tôt, murmura le marchand qui n’avait jamais pris autant de temps chez
un client pour ne vendre qu’un seul esclave.
Il sortit
de sa poche un morceau de papier plié qu’il tendit au jeune homme.
- Voici
les papiers de l’esclave. Mes satanées carnes vont me créer des histoires pour
ces 60 quintaux de sucre, ajouta-t-il en se dirigeant vers la sortie.
- Madame
ne m’a parlé que de 30 quintaux, rectifia Jérôme.
Un coup de
poing dans le dos n’aurait pas fait tourner le marchand avec autant de furie
qu’il le fit. Effrayé autant par la violence du mouvement que par le visage
rouge et démoniaque qui le menaçait soudain, l’alerte jeune homme recula. Il
garda sa main gauche prête à dégainer son couteau.
-
Qu’est-ce que tu m’débites là, petit saligaud ? hurla l’outragé tout en pointant
l’autre du doigt. On avait conclu pour 60 quintaux !
Revenant
de sa surprise et concluant que l’odieux brocanteur aboyait plus qu’il ne
mordait, Jérôme croisa les bras et menaçait l’agresseur à son tour d’une
bouderie et d’un regard de défi.
- Madame a
dit : 30 quintaux !
-
Sacripant ! Nous étions d’accord sur le prix, et maintenant tu veux m’en donner
que la moitié.
- Bien
sûr ! résonna la voix de madame Baudelaire dans le salon. Votre marchandise ne
vaut que le quart de ce que j’avais demandé.
Elle se
tenait au haut de l’escalier, droite et belliqueuse.
- Si vous
n’êtes pas content du prix, partez avec votre affaire.
Elle
entama les marches avec une légère vivacité qui souillait sa majestueuse allure.
Elle se positionna à côté de Jérôme comme pour affronter à deux l’ennemi.
- Je veux
mes 60 quintaux de sucre, gronda le marchand.
-
Moi-même, ai-je eu ce que je voulais ? répliqua Jacqueline tout en désignant
l’esclave. Si mon prix n’est pas à votre convenance, vous ne vendez pas. C’est
aussi simple que cela.
La bouche
convulsive du marchand n’osa s’ouvrir après cette apostrophe. La réflexion, un
outil qu’il usait peu dans ses confrontations avec ses semblables, devint son
seul recours. Certes, le prix proposé était deux fois inférieur au prix entendu,
cependant, la jeune fille lui avait coûté dix fois moins que ces 30 quintaux de
sucre. De plus, il s’imaginait mal retourner au Cap-Français comme un chasseur
bredouille avec l’esclave à ses côtés.
Il gratta
son menton mal rasé pour retarder sa capitulation.
-
D’accord. Où est votre satané sucre ?
Un nuage
de déception embua les yeux de madame Baudelaire. De l’homme, elle espérait une
furie qui l’aurait emporté, lui et son esclave, hors de son salon, hors de son
domaine. Elle regrettait de n’avoir pas abaissé le prix jusqu’à 10 quintaux.
- Va
conduire le monsieur, ordonna-t-elle à Jérôme.
Ce
dernier, le visage toujours martial, remit le papier à sa patronne et sortit,
accompagné du marchand.
-
Jeannette ! C’est bien comme ça que
tu t’appelles ? s’enquit la maîtresse tout en examinant le document qu’elle
tenait.
- Oui,
madame.
- Mais il
n’y a que cela sur ton papier. N’as-tu pas un autre nom qui va avec ? N’as-tu
pas été baptisée ?
L’esclave
se souvint de cet autre nom : Lévesque. « Jeannette Lévesque » était le nom que
lui avaient donné les Blancs. Son nom d’esclave. Son nom de soumise.
Soudain,
elle eut une idée qui la rendait bouillonnante de joie mais aussi de peur.
Surprise, elle frissonna. Sept années de soumission venaient de connaître leur
premier moment d’ébranlement. Sept années de ténèbres affrontaient quelques
secondes de lumière, de révolte. Sept années d’esclavage affrontaient un soudain
désir d’humanité. Elle tremblait. Elle suait.
Elle leva
lentement sa tête saccadée et regarda furtivement la dame dans les yeux.
-
Makandal, articula-t-elle. Makandal !
Pour la
première fois, elle venait de prononcer son nom africain en présence d’un Blanc.
Elle venait de le prononcer deux fois. Elle en sortit épuisée mais victorieuse.
-
Marie-Louise ! appela madame Baudelaire. Marie-Louise !
Impatiente, elle fit quelques pas avant de s’exclamer à nouveau :
-
Marie-Louise ! Est-elle sourde ?
Une
esclave de haute taille, plus âgée que Carmène, sortit de derrière le rideau.
Elle se dirigea calmement vers sa maîtresse.
- Vous
m’avez appelée, madame ?
- Où
étais-tu? Tu es sourde maintenant ?
- Mes
mains pétrissaient la farine, madame. Il fallait que je les lave avant de me
présenter devant vous.
Elle
montra ses mains humides. Malgré cette preuve, madame Baudelaire parut peu
convaincue. Cette femme ne manquait jamais de malices ni d’excuses.
- Cette
esclave va remplacer Désirée. Elle fera tout le travail que Désirée faisait et
en plus, elle t’aidera à la cuisine. Jeannette Makandal, c’est comme cela
qu’elle s’appelle. J’ai l’impression que c’est une petite sotte. Mais je compte
sur toi pour lui enseigner que dans ma maison le travail mal fait est sévèrement
puni.
Jeannette
était accroupie dans un coin de la cuisine, apaisant gloutonnement sa faim avec
un morceau de cassave et sa soif avec une tasse de café. Marie-Louise et Carmène
conversaient près du feu. En réalité, c’était cette dernière qui parlait, et
avec volubilité, éclatant de rire après trois ou quatre mots. L’autre écoutait
tout en ne négligeant rien de sa cuisson.
Le vieil
esclave boiteux entra dans la cuisine accompagné d’une odeur forte de
poulailler.
- Ton
Pierrot ? Qu’est-ce que tu fais ici ? s’exclama Carmène, les mains sur les
hanches. Tu sais bien que la madame n’aime pas quand tu entres dans la maison.
- Mais
ou-même
aimer
wè mwen ! Pas vrai, manzè Lou ?
La
cuisinière ne put s’empêcher de sourire.
- Mais oui ! dit-elle. Elle ne peut pas
vivre sans toi, tu le sais bien.
Ton
Pierrot aperçut Jeannette qui venait de terminer son maigre repas.
- Belle
ti fi, dit-il avec admiration en
retirant son chapeau de paille qu’il posa sur le cœur.
- Cette
poulette n’est pas à toi, lui dit Carmène en lui servant sa ration de cassave et
de café. La prochaine fois, attends que je te l’apporte, ajouta-t-elle.
- Je
t’attendrai, cocotte.
De sa
démarche désordonnée et pénible, le vieillard sortit. Carmène s’esclaffa.
- A force
de garder les poules, il se prend encore pour un coq.
Marie-Louise prit un des pâtés qu’elle allait servir à ses maîtres et le tendit
à Jeannette. La gloutonne s’empressa de le faire disparaître.
- Tu vas
vite te sentir chez toi dans cette maison, lui dit Marie-Louise en lui caressant
la tête. Fais tout ce que te demande la madame sans espérer qu’elle sera
satisfaite. Elle ne le sera jamais. Monsieur Baudelaire est différent. C’est un
bon maître.
Carmène
n’était plus là. Sa sortie amenait un peu de sérénité dans la pièce.
Marie-Louise en profita pour s’asseoir à côté de sa nouvelle compagne.
- Tu sais,
il m’a promis la liberté.
Marie-Louise rêveuse, ferma les yeux. Un sourire se dessina sur son maigre et
usé visage.
- Libre,
libre, libre, répéta-t-elle les yeux fermés.
Elle le
répétait comme le nom d’un fruit qu’elle n’a jamais goutté, le nom d’une terre
qu’elle n’a jamais foulée, le nom d’un paradis dont elle doutait l’existence.
Un tapage
provenant du salon l’extirpa de sa rêverie. Des pas lourds se dirigeaient vers
la cuisine. La porte s’ouvrit violemment sous l’effet d’un vigoureux coup de
bras.
- Monsieur
Baudelaire est tombé de cheval ! s’égosillait Carmène de sa voix la plus aiguë.
Monsieur Baudelaire est tombé de cheval !
On aurait
dit qu’elle voulait que le monde l’entende.
Avec la
même furie, elle sortit. Sa folie ne tarda pas à contaminer Marie-Louise qui se
leva précipitamment et fit signe à Jeannette de la suivre.
Dans le
salon un Blanc et quatre Noirs entouraient le grand canapé. Ces derniers avaient
les torses nus, des pantalons déchirés qui pour une fois n’étaient pas immaculés
de leur sang mais de celui de leur maître. Leur dos gardait les empreintes de
quelques récents ou lointains coups de fouet. Leurs regards hébétés hésitaient
entre le blessé allongé sur le canapé et les splendeurs de ce salon où ils
pénétraient pour la première et peut-être la dernière fois.
Un chiffon
tenu fermement par le commandeur blanc sur la tête de son patron retenait le
flot de sang. La large blessure au flanc recevait les soins d’un esclave
accroupi qui utilisait la chemise en soie du propriétaire accidenté pour
affronter le saignement.
La gravité
du moment autorisa un des esclaves à faire valoir son point de vue. Il reçu le
désaccord de son commandeur. Tous se mirent à parler. En définitive, ce fut une
véritable cohue indifférente aux gémissements du malheureux maître.
Lorsque
Jeannette et Marie-Louise arrivèrent, Jacqueline suivie de Carmène descendait
l’escalier. Tout le monde se tut à l’arrivée de la femme épouvantée devant le
corps ensanglanté. Cependant, le silence des antagonistes et l’épouvante de
l’épouse étaient éphémères. La dame en véritable centurion ordonna qu’on monte
avec le blessé dans sa chambre. Le commandeur faisant écho à cet ordre regagnait
ainsi le contrôle sur ses troupes. Un léger remue-ménage retarda l’exécution.
-
Prends-le par les deux cuisses.
- Une
seule c’est mieux ! Toi, prends l’autre !
- On va le
porter comme tout à l’heure.
- Passe
son bras autour de ton cou.
- Tu lui
fais mal, attention !
- Ne lâche
pas !
Six bras
soulevèrent délicatement monsieur Baudelaire tandis que quatre autres
s’occupèrent des blessures.
Jeannette
étirait ça et là la tête à la recherche du visage de son maître. Elle était
curieuse de voir à quoi ressemblait un Blanc qui est bon. Malheureusement, sa
quête resta infructueuse, tantôt à cause des larges épaules et biceps qui
soutenaient le corps meurtri, tantôt à cause du chiffon rougi.
Bientôt,
elle ne vit que des dos qui montaient, qui s’éloignaient, qui disparaissaient.
Elle était maintenant seule. Elle n’osa monter.
Effrayée
par le sang qui tachetait le plancher et le canapé, elle sortit du salon en
longeant le couloir. Elle voulait se rendre à la cuisine, mais elle préféra
continuer tout droit pour atteindre une porte entrouverte qu’elle poussa. Cette
porte donnait sur la cour.
Le soleil
était déjà haut, régnant en maître dans un ciel sans nuage. Une impressionnante
montagne offrait généreusement à l’œil admirateur et perçant son abondante
verdure. Jeannette aurait tressailli si elle savait que toutes sortes de
superstitions circulaient à propos de cette forêt qu’on appelait à juste titre
le Bois-Caïman. Dans la cour, trois chiens profitaient de l’ombre d’un manguier
pour se reposer. A quelques mètres d’eux, une poule labourait énergiquement le
sol à la recherche d’un éventuel ver de terre pour satisfaire l’appétit de ses
cinq gourmands poussins. Un sceau en bois jeté par négligence sur l’herbe, près
du potager, balançait tantôt à gauche tantôt à droite selon les caprices d’un
vent incertain, apportant ainsi sa contribution de vie à ce tableau où chaque
élément semblait respirer à son propre rythme.
Jeannette
eut un sourire. Puis un rire convulsif. Elle cacha son visage avec ses mains
pour extraire cette explosion de joie d’un regard indiscret. Elle venait de se
souvenir qu’elle s’appelait à nouveau Makandal. Les dieux de son grand-père, les
dieux des anciens de son village, les dieux d’Afrique ne l’ont pas oubliée.
Peut-être cette terre flotte en ce moment sur la mer pour atteindre les côtes de
l’Afrique. Elle va bientôt retrouver Coffi.
Rinçant
soigneusement ses mains ensanglantées dans la cuve près du lit, Jean Labrunie
considérait d’un regard presque contemplatif le corps bandé de monsieur
Baudelaire. C’était le regard de l’artiste face à son œuvre, du philosophe face
à son hypothèse. Les épais sourcils froncés, le médecin jaugeait l’efficacité et
la justesse de chaque tour de bandelette, prêt à tout défaire ou à en rajouter.
Il voyait à peine le visage souffrant du blessé. Ce n’était pourtant pas de
l’insensibilité. Il connaît bien les Baudelaire. Cependant, pour lui, tout
malade était un sujet qu’il ne pouvait appréhender qu’avec des mains et des yeux
d’homme de sciences. Derrière chaque
souffrance se cachait en réalité une énigme qu’il avait le devoir de résoudre.
Il vivait la mort de ses patients comme un échec personnel, et cela, pour
plusieurs raisons. Des raisons d’ordre philosophique par exemple. Mais aussi, et
surtout, il ne voulait pas apporter de l’eau au moulin de ceux qui criaient haut
et fort qu’il n’était qu’un charlatan qui profitait du malheur de ses semblables
pour éprouver des potions aussi douteuses que ses prétendus diplômes obtenus
dans des grandes facultés d’Europe.
- Va-t-il
être bientôt sur pied ? demanda Jacqueline assise de l’autre côté du lit.
- Tout
dépend de ce que vous entendez par « bientôt », madame, répondit le médecin en
polissant de ses doigts humides sa moustache. Cette chute a sérieusement saccagé
votre mari. Mais il sera sur pied. Cela, je vous le garantis.
La réponse
n’eut pas raison de l’inquiétude grandissante de la dame.
- Mon mari
et moi devons partir pour la France la semaine prochaine, fit-elle observer
voulant désespérément forcer un diagnostic favorable.
- J’ai
bien peur que vous soyez obligés d’ajourner ce voyage. Mes médicaments vont
assez rapidement refermer les blessures à la tête et au ventre. Cependant, je
crains que votre mari ait la dixième côte fracturée, et son genou droit n’a pas
été épargné.
Madame
Baudelaire n’était pas femme à lâcher prise. Elle n’était pas disposée à être
absente le jour du mariage de sa nièce et filleule avec un richissime armateur
nantais. C’était l’ « évènement » dans l’histoire du modeste clan des Fontages.
- Il
partira ainsi. Je connais d’excellents médecins à Nantes.
Les yeux
du médecin ne se sont écarquillés que légèrement sous l’effet de ce coup de
massue sur sa fierté. Le premier instant de choc passé, et se rendant compte
qu’il n’était pas en colère contre madame Baudelaire, il s’attribua un stoïcisme
des plus louables et s’appuya sur cette constatation pour soigner son
amour-propre blessé. A vrai dire, il imaginait mal la méchanceté délibérée.
Néanmoins, sa susceptibilité voyait l’évocation des qualités d’autres médecins
comme une critique portée à son encontre.
- Il faut
à Georges un repos absolu, prononça inébranlablement Labrunie avec l’assurance
d’un homme qui savait que son statut d’unique médecin à des kilomètres à la
ronde rendait sa sentence sans appel.
Il se leva
et ajouta :
- Les
secousses d’un navire seraient très mal venues pour sa santé et même pour sa
vie. Il ne devrait en aucun cas laisser ce lit pour les trente prochains jours.
Après
d’énormes efforts, la main de Georges Baudelaire guidée par un bras contusionné
atteignit celle de sa femme posée sur le lit. L’épouse lui répondit par un
sourire à mi-chemin entre la tendresse et le désespoir.
- Tu peux partir seule. Ce n’est pas la
peine de rater le mariage à cause des maladresses d’un mauvais cavalier.
Même
diminué, monsieur Baudelaire lisait parfaitement les pensées de sa femme.
- Je ne
peux pas te laisser dans cet état, mon chéri, protesta Jacqueline qui tenait
malgré tout à sa réputation de bonne épouse.
Georges
grimaça piteusement après une tentative pour pencher du côté où était sa femme.
- Il y a
bien Carmène, Marie-Louise, et le docteur habite à quelques pas d’ici.
Debout
près de la fenêtre, ce dernier, un peu distrait, produisit un grognement
approbateur.
Madame
Baudelaire, quant à elle, se laissait déjà séduire par les fastes du mariage,
tout en se préparant à minimiser l’accident de son mari auprès de ses amies,
pour ne pas voir son statut de bonne épouse flagellé sur la place publique par
les commérages.
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