Les sentiers rouges: Le Messie des îles
de Mikelson Toussaint-Fils
Chapitre IV
Lorsque Pierre ouvrit les yeux, c’était déjà presque la tombée de la nuit. Il
était allongé par terre, en plein air, sous un sapotier. A sa tête et à sa jambe
gauche blessées étaient appliqués des bouts de tissus. Son genou et ses deux
bras fracturés qui lui faisaient atrocement mal, semblaient n’avoir profité
d’aucun soin. Son vain effort pour se mettre debout attira l’attention de trois
gamins nus qui l’entourèrent aussitôt. Cinq tentes construites avec des palmes
s’élevaient autour de lui. Plus
loin une quinzaine d’hommes entourant un feu riaient de bon cœur. D’autres,
éparpillés dans ce camp, acéraient leur machette, fourbissaient leur mousquet,
marchaient, bavardaient, mangeaient, fumaient. Celui qui était assis sur un fût
d’arbre, un peu derrière Pierre, et qui était chargé de surveiller le captif,
somnolait sur sa machette plantée au sol. Un des enfants alla le secouer :
- Il
est réveillé, il est réveillé.
-
Hein ! fit l’homme l’air hébété.
Il se
frotta les yeux puis siffla vers les hommes réunis autour du feu.
Pierre ne réussit qu’à s’appuyer sur l’arbre. Ses efforts et grimaces
provoquèrent les rires des enfants dont le nombre avait grossi d’une petite
fille.
-
C’est l’un des zombis de Makandal, dit la petite fille.
Un
colosse suivi d’une dizaine d’hommes écarta les enfants pour se tenir droit
devant le blessé. Son torse nu rendait menaçants ses pectoraux saillants. A la
ceinture de son long pantalon pendait une machette. Sa taille était herculéenne.
Son regard indescriptible jetait du sang et des flammes.
- Qui
es-tu ? demanda-t-il à Pierre d’une voix aussi effrayante que son visage.
Tout
en posant sa question, il saisit la poignée de sa machette pour signifier qu’il
ne supporterait nullement une mauvaise réponse.
-
Qu’est-ce que tu faisais dans les parages, questionna-t-il à nouveau sans donner
à l’autre le temps de répondre à la première question.
- Je
m’appelle Pierre. Je voulais me rendre à la Plaine du Nord.
Sachant qu’il était dans un repaire de marrons, il crut bon d’ajouter :
- Je
me suis enfui de la plantation où j’étais à la Croix-des-Bouquets. Je suis un
marron.
Les
hommes se regardèrent entre eux.
-
Pourquoi voulais-tu te rendre à la Plaine du Nord ?
Pierre hésita. Sa « quête », comme l’avait appelée le vieux Cangé, aurait-elle
un sens dans ces oreilles habituées aux pétarades des fusils, aux crépitements
des plantations incendiées, aux gémissements des femmes de planteurs égorgés ?
Sa « quête » avait-elle un sens tout court ?
- Je
voulais rejoindre les hommes de Makandal, mentit Pierre. C’est un ami qui m’a
dit que c’est là sa… C’est Poyo qui me l’a dit.
Après
avoir prononcé le nom de son ami décédé, Pierre scruta chaque visage à la
recherche d’une réaction. Apparemment, ce nom n’invoquait rien.
-
Sais-tu te battre ?
Pierre se souvint d’une phrase de Papa Gaou et la lança machinalement :
-
Tout homme est un combattant.
Sa
réponse semblait plaire. Un autre homme s’adressa au colosse :
- Tu
vois Mayombe ? Il ne ressemble pas seulement à Makandal ; il parle aussi comme
lui.
-
Qu’on lui apporte à boire et à manger ! ordonna Mayombe.
Pierre passa la nuit sous son sapotier. La plupart des hommes du camp dormirent
à la belle étoile tandis que certains faisaient le guet.
Le
lendemain, Pierre fut réveillé par la petite fille qui lui apporta une mangue.
Une sage-femme vint ensuite inspecter et soigner ses blessures. Après un
laborieux massage, elle l’aida à se mettre debout. Pierre boitilla tout seul
autour de lui, un peu gêné par les regards autant curieux que vigilants. Il y
avait plus de tentes qu’il n’avait vues la veille. Les visages étaient radieux.
On le saluait chaleureusement. C’était pour la première fois qu’il ne ressentait
aucune crainte face à des hommes armés.
Soudain, il s’arrêta et une grande joie l’envahit. Sa pénible promenade ne
pouvait espérer meilleure récompense. Ses yeux tombèrent sur le plus beau cheval
du monde. Le cheval brun. Il distinguerait ce splendide destrier parmi des
milliers. Il le regardait brouter près d’une tente où la fille finit par en
sortir.
Il
n’y avait pas plus belle image que de voir cette créature céleste marcher
gracieusement vers son cheval. On aurait dit que le sol accueillait
révérencieusement chacun de ses pas. N’étaient couverts par des peaux de chèvres
que ses seins et sa hanche. Son couteau balançait à sa ceinture. Son mousquet en
bandoulière. Pierre, le cœur en feu, avança doucement vers elle. Quand elle
tourna la tête vers lui, il changea brusquement sa direction. Il marcha vers les
bois. Il ne comprenait pas son geste. Il en avait honte.
Après
quelques pas bancals qu’il maudissait intérieurement, il prit le risque de
tourner la tête. Elle souriait. Ce n’était plus un sourire, mais un rayon de
soleil. Pierre pouvait mourir en ce moment et ça aurait été merveilleux. Il
s’approcha de la fille.
Elle
souriait toujours. Sa main gauche caressait délicieusement la crinière du
cheval.
-
C’est moi qui t’ai amené ici sur mon cheval. On m’a dit que tu t’appelles
Pierre.
Il se
rendit compte pour la première fois à quel point son nom était charmant à
entendre.
-
Oui, je m’appelle Pierre. Pierre La… Lafleur ! dit-il nerveusement.
-
Pierre Lalafleur, tu as l’air idiot.
-
Non, je ne suis pas idiot.
-
Mais bien sûr. Et tu vas te faire tuer ici.
En
disait cela, son sourire s’évapora pour faire place à un air sérieux tout aussi
séduisant. Pierre remarqua une cicatrice sur son crâne dégarni. Un grain de
poussière sur un diamant.
- Tu
sais monter à cheval ? demanda-t-elle.
-
Non.
- Tu
sais tirer ?
-
Non.
- Que
sais-tu faire ?
Pierre était déjà gêné. Là, il devint affolé.
- Je
sais… Eh bien… Je sais…
Il se
tapa soudainement le bras pour écraser un moustique qui venait de le piquer. Il
fut déçu lorsqu’il regarda sa main pour constater que l’insecte s’était envolé.
- Tu
vois ? Tu ne peux même pas tuer un moustique.
Elle
éclata de rire.
- Les
autres disent que tu ressembles à Makandal. Moi je ne trouve pas. Lui, c’est un
homme. Il est fort.
Pierre, mécontent de cette remarque, voyait de plus en plus sa déesse se
métamorphoser en guêpe.
- Je suis moi aussi fort. J’ai marché
depuis la Plaine du Cul-de-Sac pour arriver jusqu’ici.
-
Combien d’hommes tu as tué sur ton passage ?
Il
n’eut pas le temps de répondre. Elle monta sur son cheval et fit trotter
l’animal de façon qu’il écartât Pierre de son chemin. Celui-ci en reculant tomba
sur son postérieur. Resté figer dans cette position assise, il la contemplait
tandis qu’elle chevauchait vers les bois. Déesse ou guêpe, cette marronne avait
conquis le cœur d’un homme.
Soudain, elle se retourna. Il était difficile de dire, de la fille ou du cheval,
lequel était plus majestueux dans cette virevolte.
Elle
avait encore ce sourire espiègle.
- Tu
ne me suis pas ? Je vais te montrer comment tuer les moustiques.
Pierre bondit comme si son corps meurtri n’existait plus. Il aurait volé si une
main ne l’avait pas retenu au collet. C’était un des hommes du camp qui rôdait
un peu autour d’eux et auquel il n’avait prêté aucune attention. Il le retenait,
puis lui chuchota :
-
Prends garde si tu ne veux pas avoir la tête coupée. Assam n’est pas à toi.
Lorsqu’il vit le cheval filer, Pierre se débarrassa de l’homme et courut aussi
vite que lui permettait son genou fracturé. Même avec les deux jambes coupées,
il aurait suivi cette fille jusqu’au bout du monde.
Assam
était devenue son nouveau mentor tout comme Papa Gaou l’a été. Un guide de
soixante onze ans était remplacé par un autre qui en avait dix-sept. L’un l’a
initié à la philosophie, l’autre lui enseignait la folie. L’un lui a montré
comment vivre, l’autre comment tuer. L’un lui a appris à se battre avec
l’esprit, l’autre avec le corps. L’un complétait l’autre. Cependant, étant
libre, il passait beaucoup plus de temps avec ce nouveau guide. En peu de temps,
Pierre savait manier un fusil, préparer des poisons, monter à cheval, se
camoufler dans les bois.
Il
sut aussi que dans le camp était cachée une quantité importante d’armes et de
munitions volées, un mois avant sa venue, à un convoi militaire qui se rendait à
Port-au-Prince. Makandal qui avait préparé cette attaque avait laissé à Mayombe,
son homme de confiance, le soin de l’exécuter. Il projetait d’augmenter ses
hommes et ses armes, et de passer de l’invasion des plantations à celle des
villes.
Chaque jour dans le camp, on espérait la visite imminente de ce grand chef. Mais
seulement son lieutenant Teysselo vint un soir pour ensuite repartir à l’aube.
Pierre prenait particulièrement plaisir à participer aux cérémonies religieuses
en l’honneur des loas d’Afrique, qu’on organisait certains soirs, et que
présidait toujours Assam qui portait le titre de
mambo. Il était enivré par cette déesse,
par la liberté, la danse, le son des tambours, le tafia. Il portait fièrement sa
nouvelle machette qui lui rappelait sans cesse que tous ses frères méritent
cette vie.
Pierre et Assam longeaient la rivière à pied lorsqu’un lointain mais inquiétant
bourdonnement se changea rapidement en une infernale cavalcade. Assam, dont
l’oreille et l’instinct défensif étaient beaucoup plus exercés, contraint
rapidement son compagnon à s’abriter comme elle derrière le premier fourré venu.
Une trentaine de soldats français filaient sur l’autre rive. On aurait pu dire
qu’ils étaient des milliers. Leur terrible chevauchée faisait fuir les oiseaux.
Les trépignements sourds des sabots, les cliquetis des métaux, les cris de ses
hommes produisaient un vacarme menaçant. Après quelques instants, ce coup de
tonnerre ne laissa derrière lui qu’un roulement qui finit par s’éteindre et les
regards anxieux des deux marrons.
La peur de la guerrière devint vite
courage.
-
Assam ! Où vas-tu ?
A la
poursuite des soldats, elle déchirait déjà la rivière pour atteindre l’autre
rive.
- Tu
as perdu l’esprit ? s’écria Pierre contraint de la suivre. Nous ne sommes que
deux. Tu n’as même pas ton fusil.
- Ce
que tu peux être idiot! Je veux juste savoir où ils vont.
Arrivée sur l’autre rive, elle s’arrêta pour sonder du regard les traces
laissées par les chevaux. Elle bouda puis démarra à nouveau. Pierre la suivit.
Négligeant ses jambes courtes, elle courut comme à la poursuite d’un éclair. Le
sol humide trahissant le chemin des soldats favorisait grandement cette chasse.
- Tu
n’es pas obligé de me suivre, lança Assam par-dessus l’épaule.
- Qui
va veiller sur toi ?
Elle
ricana.
- Ici
le bébé, c’est toi, dit-elle.
- Il
y a peut-être des couleuvres dans ces bois.
Elle
s’arrêta brusquement et fit semblant d’inspecter le sol. Elle fonça énergiquement sur Pierre qu’elle
envoya aussitôt par terre. La tigresse était sur lui, le chevauchant et pressant
son cou. L’évocation de sa phobie des couleuvres par cet
idiot devenait de plus en plus
insupportable. Et celui-ci la brandissait immanquablement, comme une sorte de
panacée, à chaque fois qu’elle prenait de grands airs. Pierre aurait pu
facilement se défaire de cette prise. Mais les mains qui pressaient son cou
étaient si douces, ce corps qui le piégeait si moelleux, ces yeux en furie si
tendres. Toutefois ne pouvant plus respirer, il se mit à la chatouiller.
-
Arrête, arrête, gloussa-t-elle.
Pierre la repoussa sur le côté et finit par être, à son tour, au-dessus d’elle.
Elle se débattait. Il se laissait faire par moments. Ils roulaient par terre,
allègres comme deux enfants.
Ces
luttes puériles leur étaient devenues coutumières. C’était peut-être un peu la
façon pour ces deux esprits contraires qui s’attiraient de faire discrètement
l’amour.
Soudain, un coup de feu retentit. Assam et Pierre se mirent aussitôt à plat
ventre. Puis, c’était l’écho de quelques rires lointains.
Si
Pierre ne détachait pas ses yeux d’Assam, celle-ci, quant à elle, regardait le
haut de la colline. Elle se leva et se mit à la gravir.
-
Partons, fit Pierre toujours couché.
- Le
tir vient de la rivière en bas. Nous ne risquons rien.
Ils
atteignirent ensemble le sommet de cette petite colline où ils dominaient
admirablement une vallée coupée en deux par la Grande Rivière du Nord.
L’ahurissement fut à son comble. Assam porta la main à la bouche pour ne pas
crier. Pierre eut la chair de poule ; il n’a jamais vu autant de Blancs de toute
sa vie. La plupart étaient dans leurs uniformes bleus, certains restaient torses
nus. Leur cinquantaine de tentes s’étendaient sur une large superficie de la
vallée et leurs activités, va-et-vient et chevaux occupaient une part encore
plus grande. Il y avait de la fumée un peu partout à cause des marmites sur le
feu. Un petit groupe en uniforme et armé traversait le campement. C’était sans
nul doute les cavaliers qu’avaient vus Pierre et Assam.
Les
deux marrons allèrent aussitôt avertir les autres. La nouvelle se répandit et
fut accueillie avec angoisse. Pierre, mieux habile avec les chiffres, estima le
nombre des Blancs à près de trois cents. Eux-mêmes n’étaient qu’une centaine
dont quelques femmes et enfants. Mayombe était absent. Mais à son retour à la
tombée de la nuit, les décisions furent prises. Personne ne devait quitter le
camp. Plus de feu la nuit. Plus de chants. Plus de danses. Un émissaire fut
aussitôt envoyé auprès de Makandal. Seul ce dernier pouvait décider de l’envoi
d’hommes supplémentaires ou de l’abandon de cette cachette.
La
vie dans de le camp n’était plus la même. L’eau et la nourriture commençaient à
manquer. Les enfants ne jouaient plus ; ils pleuraient. C’est dans ces moments
que le marron prenait conscience de la fragilité de sa condition. C’est pour ces
moments qu’il valait la peine d’être marron. A côté des interdictions formelles
prescrites par Mayombe, une autre s’était imposée d’elle-même: celle d’avoir
peur. Le marron ne se considérait pas comme un fugitif. Au contraire, son état
impliquait l’affrontement. Il défiait le Blanc, ses lois, sa société, sa vision
de l’humanité. Avoir peur c’était renoncer à sa fugue initiale, la pervertir.
Néanmoins, la peur, comme le diable déguisé en bonne fée, planait
clandestinement dans le campement sous la forme d’une noble espérance qui se
lisait dans tous les regards : « Si Makandal pouvait venir ».
Pierre, comme les autres, retenait ses appréhensions. Il craignait pour Assam,
si belle et si frêle à ses yeux. Il s’inquiétait aussi pour Akoua, la petite
fille qui lui avait apporté la mangue sous le sapotier et qui était devenue sa
bonne amie. Son tendre cœur lui soumettait une logique qu’il savait sage mais
inacceptable pour les autres : se retirer discrètement. Pourquoi risquer
inutilement la vie de ces femmes et enfants? Ses frères étaient peut-être plus
hardis, mais les soldats étaient plus nombreux. Malgré ses réflexions, il
n’était pas moins décidé à se battre. On lui confia enfin son propre fusil.
Quatre jours plus tard, il était à peine minuit, alors même qu’un certain
soupçon du départ des français apportait un peu de calme dans les esprits, un
coup de feu puis le cri effroyable d’un des sentinelles fendirent la nuit en
mille morceaux. Aussitôt, les lambis résonnèrent un peu partout autour et dans
le camp. C’était les autres guetteurs. Les coups de feu se succédèrent. Les
marrons étaient à peine réveillés, avaient à peine pris leurs armes, sortaient à
peine des tentes qu’ils succombaient sous les balles. Des torches enflammées
pleuvaient sur les tentes qui à leur tour devenaient des flambeaux épouvantables
qui vomissaient des hommes, des
femmes, des enfants tout juste échappés d’un bref sommeil. Le camp n’était plus
qu’un énorme brasier où se mélangeaient cri d’effroi et hennissements de
chevaux, où s’affrontaient la machette et le sabre.
Les
trois sentinelles perchées aux arbres eurent la primeur d’abattre ces cavaliers
venus de nulle part. L’un se fait vite cueillir par un franc tireur français.
Les deux autres, à l’épuisement de leurs munitions et pour ne point rester à
l’écart de la mêlée, plongèrent en bas. Le jeune et brave Kouto-Filé (Couteau
aiguisé), l’un de ces sentinelles, se jeta sur un cavalier qui était en pleine
course et qui eu instantanément la gorge tranchée par une lame aussi aiguisée
que le bras qui le tenait. Quelques cadavres de Blancs gisant dans leur sang
enhardissaient les marrons qui écartaient de leurs regards le trépas de leurs
propres femmes, enfants et amis. On les voyait sauter sur les cavaliers,
s’engager dans des duels, monter un cheval égaré dans la bataille. Leurs cris
d’alarme étaient devenus des cris de guerre. Pierre se distinguait admirablement
et à la surprise de tous. Kouto-Filé en le voyant se défaire avec facilité d’un
soldat avec sa machette, sauta sur un cheval et sillonnait avec furie le camp en
s’époumonant :
-
Pierre, c’est Makandal ! Makandal
est avec nous !
Il
aurait crié encore plus fort si une balle en pleine tête ne l’avait pas arrêté.
Et quoique mort, sa voix résonnait encore dans les esprits et gonflait les bras
des marrons qui avaient de moins en moins peur.
Une
petite fille affolée traversa en courant cet enfer de bruit, de fumée et de sang
pour se réfugier sous une tente isolée, miraculeusement épargnée par les
flammes. Deux regards le suivirent jusqu'à cet asile. Celui de Pierre et celui
d’un grenadier. Ce dernier plus
proche pénétra sous la tente.
- Où
vas-tu, petite souris ?
L’enfant épouvantée sentit à peine son urine ruisselée sur ses jambes
tremblantes. L’homme brandit son sabre, insensible face à la terreur qui se
dégageait de tant d’innocence. Cependant, ce geste fut son dernier. Il
s’écroula, une pique plantée au dos. Akoua courut aussitôt dans les bras de
Pierre. Presque aussitôt, Mayombe entaillé légèrement à l’épaule gauche et au
front pénétra sous la tente suivi d’Assam. La petite fille alla vers le colosse
qui était en fait son père.
-
Papa ! fit-elle en pleurant.
Des
muscles énormes la couvrirent d’affection.
Pierre ne l’avait jamais su. Il était loin de se douter que tant de fragilité et
de beauté pouvaient provenir de tant de forces menaçantes.
-
Tu as
été formidable, dit Assam à Pierre. Tu as été si brave. Tu es un marron.
Elle
prit affectueusement la main du jeune homme et la baisa plusieurs fois.
-
Sauve-toi avec elle.
Distrait par la tendresse d’Assam, Pierre n’avait pas vu Mayombe s’approché et
lui tendre l’enfant.
-
Sauve-toi avec elle, répéta Mayombe qui n’avait plus son regard de chef
redoutable mais celui d’un père soucieux. Elle est tout ce que j’ai.
Pierre, juste pour ne pas s’opposer à son chef, prit la petite qu’on lui tendait
tout en risquant défendre cette bravoure qu’il a démontrée ce soir.
-
Je ne
veux pas m’enfuir. Je ne suis pas un lâche.
-
Tu ne
t’enfuis pas, cria aussitôt Mayombe. Tu obéis à un ordre. D’autres batailles
t’attendent. Moi-même, je ne peux laisser mes hommes.
-
Emprunte le ravin tout à côté, renchérit Assam, et cours avec elle aussi vite
que tu peux.
-
Pars
et prends soin d’elle, dit le chef.
Voyant que le jeune homme indécis ne répondait pas, il insista :
-
Promets-moi que tu vas veiller sur elle. Promets-le-moi !
-
Je te
le promets, chef.
Mayombe sortit prudemment de la tente, puis cria à Pierre.
-
Tu
peux sortir.
Pierre s’engouffra avec l’enfant dans la forêt, tiraillé entre la satisfaction
de sauver une vie innocente et l’affliction causée par sa séparation avec Assam.
Lorsqu’il fut tellement loin et que l’orage de la bataille se tut, il perdit
tout espoir de la revoir un jour.
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